Travail gratuit et grognements

Je voulais parler ici plus tôt de la salutaire initiative autour du travail gratuit qui a secoué la toile ces dernières semaines, mais le boulot et les vacances ont pris le dessus et je n’ai pas encore eu le temps d’y accorder toute l’attention que j’aurais aimé. Beaucoup de choses ont désormais été dites et écrites sur le sujet, je profite de mon blog pour relayer l’histoire et aborder au passage quelques points qui m’agacent tout particulièrement.

Résumé des épisodes précédents : le travail gratuit dans nos métiers

Le travail gratuit est un vieux serpent de mer pour nous autres indépendants, qu’on soit designer, illustrateur ou même développeur. Qui n’a jamais été confronté à des recrutements payés à coups de « ça te fera de la pub », de « on te paiera si ça marche » ou de « seul le meilleur des prestataires sera rémunéré » ?

Tout freelance expérimenté à peu près sain d’esprit a pris l’habitude d’envoyer paître ces propositions fantaisistes, voire parfois de prendre la peine de complimenter leurs auteurs en des termes fleuris. Mais ça s’arrêtait souvent là, par manque de temps, d’énergie et d’intérêt : on s’en accommodait, c’était la vie, il y a des escrocs, des maladroits et des naïfs partout.

Quand certaines entreprises se sont mises à industrialiser ces pratiques, ça a déjà fait nettement plus grincer des dents : Wilogo, Creads, 99designs, elles sont aujourd’hui légions à avoir érigé le travail gratuit en business model, faisant bosser des milliers de particuliers sur des projets commerciaux pour pas un centime.

Les indépendants n’ont jamais aimé ces tristes acteurs de la profession et les ont souvent dénoncés sur les canaux qui étaient les leurs (forums, blogs et réseaux sociaux). Mais là encore, toujours par manque de temps, d’énergie et d’intérêt, les choses se sont limitées à de simples mises en garde aux graphistes débutants ou crédules sur des plate-formes spécialisées.

Axelle Lemaire et Creads

L’électrochoc a eu lieu cet été, quand la secrétaire d’État chargée du numérique Axelle Lemaire a visité les locaux d’une de ces entreprises (Creads) et lui a tressé des lauriers en la présentant comme un modèle à suivre, aveuglée qu’elle était par sa brillante « réussite » et les paillettes de l’économie numérique. Scandale. On a l’habitude d’entendre des âneries candides sur ce sujet historiquement sensible, mais rarement de la part d’une responsable du gouvernement en exercice (et qui, cerise sur le gâteau, se réclame de gauche).

Le shitstorm qui a suivi sur le web fut à la hauteur de l’exaspération incrédule de toute une profession : tweets indignés, articles de blogs rageurs, sujets de forums cathartiques… Tout ceci a finalement accouché de la publication d’une lettre ouverte à Axelle Lemaire, avec un appel à signatures adressé aux professionnels se sentant concernés. Cette lettre a rencontré un vif succès (plus de 7000 signatures à l’heure où j’écris ces lignes, ce qui est considérable dans notre microcosme) et a permis de décrocher un entretien avec la secrétaire d’État et son cabinet pour présenter une vision des choses plus documentée et moins idyllique de ce que cache le business de ces boîtes.

La lettre ouverte à Axelle Lemaire, sur travailgratuit.com

La réunion a été productive et la suite de l’histoire s’écrit en ce moment-même, différentes actions étant déjà en préparation (ce qui ne manque pas de poser d’autres questions au passage). J’en reparlerai probablement ici quand ça aura avancé, en attendant si vous vous sentez concernés (et si vous lisez ces lignes a priori vous l’êtes), vous pouvez déjà parcourir ces liens qui traitent du sujet en profondeur (et participer à votre niveau, bien entendu) :

Voilà pour la partie purement informative. Et maintenant…

Ça m’énerve

Axelle Lemaire s’est paraît-il émue de l’accueil délétère qui a été réservé à ses déclarations sur Twitter et ailleurs, et il est vrai que les commentaires ont souvent été sarcastiques, excédés voire carrément brutaux. Essayons de comprendre les raisons de ce ras-le-bol collectif, auquel je ne vous cacherais pas avoir moi aussi participé.

Les représentants officiels de l’État

Personnellement, ça fait longtemps que je n’attends plus rien des politiques quels qu’ils soient et que je fais ma vie sans eux (ou malgré eux), sur ce sujet comme sur les autres. Ce qui me fatigue ici ce n’est donc pas leur inaction mais leur action nuisible : le message qu’ils envoient dans cette affaire à ceux qui les écoutent encore est en effet absolument catastrophique.

Nous nous battons depuis des années maintenant, sur les forums et ailleurs, pour informer nos confrères des méandres tortueux de l’administration, du droit du travail et du statut d’indépendant. Nous nous épaulons mutuellement dans les coups durs, le plus souvent sur la base d’expériences personnelles douloureuses que nous souhaitons éviter aux autres. Notre voix est faible, mais à force de persévérance on constate progressivement des changements significatifs dans nos jeunes métiers, qui semblent atteindre aujourd’hui une certaine maturité.

Il a suffi de quelques déclarations désinvoltes improvisées par Axelle Lemaire (et reprises avec enthousiasme par Creads, qui n’allait pas manquer l’aubaine) pour détruire instantanément ce long et patient travail collectif. On aurait voulu caricaturer les clichés les plus éculés sur la proverbiale méconnaissance crasse des dossiers et l’amateurisme béat de nos représentants officiels qu’on ne s’y serait pas pris autrement.

Pourtant regardons les choses en face : leur voix porte plus que toutes les nôtres réunies et elle a servi une fois de plus à raconter n’importe quoi, voire à empirer une situation déjà peu reluisante. Voilà pour la tristesse, la consternation et la colère.

Le mot « start-up » n’est pas magique

Les politiciens aiment les symboles, les buzzwords et les success stories. Tellement qu’ils semblent parfois oublier leur sens critique en chemin et s’acharnent à vouloir voir le-nouveau-Facebook-à-la-française derrière chaque bande d’étudiants en stage en pépinière.

Il faut arrêter avec ce mythe qui voudrait que tout ce qui touche à l’économie numérique, au travail collaboratif ou à Internet en général soit mécaniquement iconoclaste, visionnaire et progressiste. De croire que le 2.0 métamorphose instantanément la PME du coin en star de la Silicon Valley ou qu’une start-up c’est forcément de l’avenir en tube.

Oui, on a la chance d’avoir d’excellentes start-ups en France. Mais toutes ne se valent pas, et beaucoup ne sont pas plus révolutionnaires qu’elles ne sont innovantes. Et, au passage, encore moins rentables. On me souffle même que certaines d’entre elles auraient été créées sur un business model bâclé (quand il existe seulement) dans l’unique but d’être revendues avec une confortable marge. Et parfois, devinez-quoi, il leur arrive de servir des intérêts pas forcément très altruistes avec des méthodes un peu poisseuses.

Comme des entreprises normales quoi. Parce que, croyez-le ou non, les start-ups SONT des entreprises normales, dirigées et entretenues par des gens comme vous et moi et pas par des génies du marketing cosmique venus de la planète des ordinateurs. Il y en a des supers mais aussi des très nulles, alors avant de toutes les mettre dans le même sac doré on est autorisé à se renseigner un minimum sur la nature de leur business.

Nous ne sommes pas contre la concurrence

On l’aura entendue celle-là… Certains se plaisent donc à rétorquer à ceux qui critiquent les boîtes de perverted crowdsourcing qu’ils le font parce qu’ils sont terrorisés par cette « concurrence d’un nouveau genre » qui va « leur voler tous leurs clients ». Que nous serions crispés sur notre modèle économique réactionnaire périmé et aurions peur de l’implacable vent du changement.

C’est absolument n’importe quoi.

Qu’on adhère ou non au système capitaliste dans lequel nous vivons, lorsqu’on est freelance (et donc, techniquement, entrepreneur) on est contraint de jouer avec ses règles. On paie des charges, on se tape de la paperasse, on fait avec l’existant imparfait de nos institutions. Et comme n’importe quelle entreprise, on est en concurrence avec ses pairs.

Je vis avec la concurrence au quotidien depuis 10 ans. Elle ne me fait pas peur, je pourrais même qualifier de « concurrents » nombre des confrères avec qui je discute et plaisante chaque jour, et dont je considère certains comme amis. Chacun ses clients, son réseau, son business, on partage souvent des plans taf et des astuces et ça marche très bien comme ça.

D’autre part, les boîtes de perverted crowdsourcing occupent le créneau du low-cost, ce qui personnellement n’est pas mon positionnement. Leurs clients ne sont pas les miens. Mes clients viennent me chercher parce qu’ils pensent que mon travail correspond à leur besoin, et ils sont prêts à payer ce qu’il faut pour se l’offrir. Ils n’ont que faire d’une armée de petites mains anonymes qui bûcherait en random sur leur projet sans garanties ni références. N’en déplaise à mes chevilles, on appelle ça la qualité. Attention, je ne critique pas ici le créneau du discount lui-même (il en faut pour toutes les bourses et tous les positionnements), je dis juste qu’avancer que j’ai peur de lui parce qu’il vole mes clients est faux et hors-sujet.

Enfin, et j’insiste sur ce point, la prétendue « innovation » revendiquée par les acteurs du perverted crowdsourcing qui effraierait soi-disant les travailleurs indépendants « à l’ancienne » n’a strictement rien d’un progrès. C’est même une régression caractérisée flirtant avec les limites de la légalité. Enlevez un instant le vernis « 2.0 buzzy interneteo » de leur discours et vous vous retrouverez avec une bête exploitation massive de travailleurs non-rémunérés sur des projets commerciaux. Super…

Pour finir

J’aimerais conclure en rappelant que le fléau du travail gratuit ne concerne pas que les graphistes ni les indépendants.

Outre les graphistes, il a notamment sévi chez les traducteurs, les journalistes ou les blogueurs, mais ces cas médiatisés ne doivent pas faire oublier que de nombreuses autres professions sont touchées ou touchables. Illustrateurs, développeurs, intégrateurs, concepteurs-rédacteurs et j’en passe, tout le monde est potentiellement visé.

D’autre part, si les indépendants ont été les premiers à s’émouvoir des pratiques de ces entreprises, les salariés sont tout autant concernés : laisser entendre qu’on peut se passer de rémunérer le travail de leurs confrères risque en effet de donner de mauvaises idées à leurs patrons en plus de dévaloriser très fortement la valeur de leur expertise… et lui faire perdre une légitimité déjà arrachée de haute lutte au quotidien.

Alors restons tous vigilants, ne nous laissons pas endormir par de beaux discours et mangeons cinq fruits et légumes par jour.

Posté le 20 août 2014

Arf, le champ est vide…

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Commentaires (10)

  • Excellent ! 🙂 Bon résumé , et perso moi aussi ça m’énerve comment les gens qui ne sont pas du secteur nous montre du doigts du genre “et ouais mais c’est comme ça dans la jungle, on est tous des ennemis les uns pou les autres et c’est le plus fort qui gagne, faut t’y faire, seuls les meilleurs s’en sortent !”.

    Alors que toi pauvre graphiste indé, que tu soit bon ou pas, que tu ai 500 awwwards à ton actifs ou pas, tu ne peux rivaliser contre 150 personnes qui bossent gratuitement sur tout une charte graphique.

    Les gens comprennent pas que ça met en danger, comme tu dit, bien d’autre professions, si on lance une plate-forme de crowdsourcing d’expert-comptable pour faire des bilans, je suis pas sûre que le gouvernement aurait réagit de la même façon. Et c’est là où je me dit que c’est surtout la nature de notre travail qui est remis en cause, car beaucoup, ne considère pas le graphisme comme du travail, en tous cas, digne d’être défendu par la loi visiblement.

    #1 par Jessica Anelli

    20 Août 2014 à 10h01

  • Un seul mot : bravo !

    #2 par Yann

    20 Août 2014 à 11h43

  • Merci…

    #3 par So

    21 Août 2014 à 17h00

  • Très bien résumé, et je partage également la conclusion de Jessica : beaucoup de gens méprisent la profession de graphiste, s’imaginant qu’il suffit de cliquer sur un filtre Photoshop pour réaliser une affiche. Et c’est peut-être effectivement aussi pour ça que ce genre de bourde par une ministre est possible.

    #4 par Axaba

    24 Août 2014 à 09h38

  • Merci

    #5 par Julie

    11 Sep. 2014 à 17h27

  • Preuve que cela ne concerne pas que les graphistes, j’ai reçu par mail une invitation (à laquelle je n’ai pas même répondu) à un hackathon frisant le travail gratuit, invitation que j’ai rapportée sur Alsacréations (http://forum.alsacreations.com/topic-9-73654-1-Quand-un-hackathon-frise-le-travail-gratuit.html) et sur Kob-One (http://forum.kob-one.com/le-bar-sujets-divers-des-creatifs-f111/quand-un-hackathon-frise-le-travail-gratuit-t44713.html).

    #6 par Victor Brito

    4 Nov. 2014 à 00h29

  • Nous sommes tous dans le meme bateau, faites attention au dérive des agents commerciaux de certains agences. Restons tous vigilants

    #7 par Marc

    11 Déc. 2014 à 09h39

  • Effectivement il n’y a pas que les graphistes qui sont touchés, ayant lancé mon agence web à Bordeaux il y a quelques mois maintenant, j’ai reçu un grand nombre de mails complètement aberrants… On m’a demandé de faire un site gratuitement, de faire un site contre prestation en nature, de faire un site et d’être rémunéré qu’en fonction du trafic après coup… La crise touche tout le monde et pousse les gens à sortir des absurdités sans nom !

    #8 par Delirium

    23 Fév. 2015 à 17h25

  • Et maintenant France2 encense la concurrence gratuite des photographes amateurs exploités par des agences du même genre… http://www.francetvinfo.fr/france/le-filon-juteux-de-la-photographie-amateur_838583.html

    #9 par Jean-Louis

    13 Mar. 2015 à 22h36

  • […] semblent tentés de croire qu’à force de combats acharnés contre les escrocs qui essaient de la faire travailler pour la gloire, « la communauté des graphistes » (si elle existe seulement) serait contre le […]

J’ai fini par couper les commentaires ici. Si vous voulez me parler, allez sur Twitter !

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